lundi 17 mai 2010

L’aspect sacré du visage

Ci-après un article d’Yves Simon, paru dans le Monde du 12 mai. Voilà ce qu’on aimerait entendre de nos politiciens au sujet du port de la Burqa : qu’ils valorisent l’aspect sacré du visage plutôt que de néantiser la personne humaine qui le cache.

Visage, mappemonde de l'au-delà
Dissimulée derrière un voile noir d'où n'apparaît que le brillant de ses yeux, une Française convertie de 36 ans, Nadia Bouazza, vient de déclarer à la presse : "Si on devait interdire le port de la burqa, ce serait une intolérable atteinte à la vie des gens." Elle a tort.

Si les visages sont notre bien propre, chacun d'eux fait partie du patrimoine mondial, il est le représentant de l'humanité tout entière et, en cela, ne peut se soustraire à la chaîne des six milliards d'individus à laquelle il appartient. Le masquer est "une intolérable atteinte" à l'histoire des femmes et des hommes.
Les visages parlent sans avoir à bouger les lèvres, sans voix ils racontent une histoire qui vient de loin, l'histoire de la beauté et de la laideur, celle de la jeunesse et des rides, ils disent l'enthousiasme et l'émotion, le souci et la joie, l'embarras, la peur aussi. C'est l'offrande de soi faite au premier venu, à l'inconnu, qu'il soit puissant ou miséreux : je t'offre mon visage pour que tu saches un peu de moi, d'où je viens, si ma peau burinée raconte d'anciens soleils, si ma peau trop transparente indique des globules rouges déficients ou que je viens d'Irlande. Mon nez te parle, mes joues te parlent, comme mon front et mon menton, eux aussi, racontent la témérité, la volonté, les soucis ou l'amour des sucreries...
Ton visage me parle tout autant. Nos deux ovales de peau émettent pour chaque autre un avis sur soi. Je suis mon visage et tu es ton visage. Lorsque le hasard nous fait nous rencontrer, je t'offre et tu m'offres, dans le même temps, ton image car cette partie de nous se partage à égalité, en fraternel étonnement.
Ce sont eux, les visages, qui restent enfouis dans nos mémoires pour restituer la personnalité de nos morts. Alors on les enchâsse, on encadre leurs portraits, on leur parle et on les embrasse, on les étreint comme des personnes et on verse des larmes rien qu'à les retrouver le soir, de retour chez soi : on chérit ces icônes de nos vies qui nous restituent l'homme, la femme, l'enfant que nous aimions. Comme dans un hologramme où un seul des points de l'ensemble représente l'image dans son entièreté, chaque visage est l'émissaire d'une personnalité, d'un corps tout entier, il est l'ange messager qui annonce, sans un mot, les bonnes et mauvaises nouvelles, l'ambassadeur de nos troubles et de nos humeurs : le visage est la personne, et il étonne.
Les visages sont des aimants, comment ne pas être tout simplement heureux de se délecter à une terrasse de café de les voir défiler comme au théâtre, sous nos yeux, deviner les gammes de sentiments et de tourments qui les envahissent, une naissance, une souciance, une jalousie, s'en repaître et se sentir en concordance avec eux - reliés -, en choisir un pour aussitôt l'oublier, ou alors y repenser, cette planète nous a touchés, on aurait pu, on aurait dû, appeler, courir, les choses vont si vite, et Proust qui s'émeut : "Ce regard avec lequel un jour de départ on voudrait emporter le paysage qu'on va quitter pour toujours."
Figures de l'au-delà, sacrés sont les visages, ce sont eux qui nous relient à l'infini de nos pensées, de nos rêves éveillés, qui ouvrent nos regards vers l'ailleurs, ce lieu indéfini qui nous conduit au plus profond de nous et au plus secret de l'autre. Les visages se rident, ils sourient, ils ravissent ou effraient, ils racontent au monde leur monde, ils sont Hermès sculpté par Praxitèle, Périclès par Crésilas, la Mélancolie, de Dürer, et la Séphora, de Botticelli, les effarés du
Tres de Mayo, de Goya, et l'adolescent Rimbaud photographié par Carjat, ils nous percutent, ils nous hantent, ils nous émeuvent. Par-delà l'espace, par-delà le temps.
Depuis la Grèce antique, en passant par la Renaissance, jusqu'à aujourd'hui, l'Occident a sculpté, peint, photographié des millions de visages, il les a tous sacralisés et bénis, notre culture du portrait nous a portés à ne jamais en banaliser un seul, à ne surtout pas les dissimuler : ils sont nos références esthétiques, nos éblouissements comme les nœuds vivants de nos empathies.
Chaque visage est un morceau d'univers, un zeste de divinité, une parcelle de Dieu qui à Lui seul serait tous les visages. "Le visage est le lieu du sacré par excellence", dit l'anthropologue David Le Breton. Regarder un seul visage, c'est voir l'humanité tout entière, c'est entrevoir le ciel et les étoiles, se laisser happer par l'infini cosmos "dans un pur arrachement au quotidien, sans plus de référence au religieux".
Un visage, une mappemonde de l'au-delà.
Yves Simon


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